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Les prix Nobel allemands et le développement des armes chimiques

A lire différents articles traitant de la mise au point et du développement de l’arme chimique par l’armée allemande, on s’aperçoit que de nombreux scientifiques allemands dont 8 d’entre eux déjà récompensés ou allant recevoir un prix Nobel ont participé à ces travaux.

Mais dans quelle mesure ont-ils réellement été impliqués ?

En travaillant sur les biographies de ces savants, on s’aperçoit qu’ils ont tous appartenu à un moment quelconque de leur vie au « Kaiser Wilhelm Institute for Physical Chemistry and Electrochemistry in Berlin-Dahlem (KWI) » le laboratoire au cœur de la mise au point des armes chimiques allemandes mais que, excepté Fritz Haber son directeur, la participation des autres scientifiques reste plus limitée.

La naissance des gaz toxiques allemands

Lorsque la guerre éclata en août 1914, Walther Nernst était professeur de chimie physique à Berlin et l’un des chimistes les plus connus au monde pour ses travaux sur la thermodynamique.  A l’âge de 50 ans Nernst transportait des dépêches au sein de l’armée allemande alors en Belgique. Après la bataille de la Marne, il est retourné à Berlin pour travailler sur la chimie des produits toxiques capables de percer les lignes de tranchées.

Il eut alors l’idée d’utiliser des gaz toxiques contre l’ennemi, arme bien adaptée à la guerre statique des tranchées. Il présenta alors ses travaux à la mi-décembre 1914 au banc d’essai Wahn près de Berlin à Fritz Haber, alors caporal officier de réserve de 46 ans, directeur du (KWI) et Carl Duisberg, directeur de l’usine de colorants Bayer, l’un des plus grands fabricants de colorants au monde, et composante majeure du puissant cartel chimique allemand.

Nernst leur a montré un obus capable de libérer un mélange de bromure de benzyle et de xylyle, des gaz lacrymogènes. Fritz Haber n’y vit que peu d’intérêts en revanche, il pensait que pour être efficace, le gaz devait être létal et plus lourd que l’air afin de descendre efficacement à l’intérieur des tranchées. A cette époque, le phosgène était connu comme le gaz le plus mortel mais il n’était pas synthétisé en quantités suffisantes en Allemagne, contrairement au chlore, un peu moins toxique mais fabriqué à raison de 40 tonnes par jour.

Fritz Haber était bien connu en Allemagne comme étant le chimiste qui avait mis au point la méthode de conversion de l’azote (N2) en ammoniac (NH3), en présence d’hydrogène à haute température et haute pression et d’un catalyseur métallique. Le procédé Haber-Bosch (Bosch a conçu les usines) a permis aux Allemands de fabriquer des engrais et des explosifs malgré le blocus.

Haber a laissé aux militaires le soin de déterminer si le gaz toxique était légal. La Convention de La Haye interdisait l’utilisation d’obus contenant des substances toxiques mais, stricto sensu, les rejets provenant de bouteilles n’étaient pas illégaux. Le chef d’état-major Erich von Falkenhayn a autorisé Haber et Duisberg à préparer à une attaque au chlore.

Le « Kaiser Wilhelm Institute for Physical Chemistry and Electrochemistry »

Une équipe de scientifiques a été installée et constituée de : Fritz Haber, 46 ans (1868-1934), prix Nobel de chimie en 1918, Walther Nernst, 50 ans (1864-1941), prix Nobel de chimie en 1920, le Lieutenant James Franck, 32 ans (1882-1964), prix Nobel de physique en 1925, le Lieutenant Gustav Hertz, 27 ans (1887-1975), prix Nobel de physique en 1925 et Otto Hahn, 35 ans (1879-1968), prix Nobel de chimie en 1944.

D’autres grands noms comme Hans Geiger (1882-1945) l’inventeur du compteur du même nom et Erwin Madelung (1881-1972), les ont rejoints.

C’est peu dire du niveau scientifique de cette équipe !

Avant l’attaque du 22 avril 1915 à Ypres [1], des essais sur le terrain ont été réalisés. Lors d’un exercice, le 25 mars, Duisberg a été accidentellement poussé dans la zone de présence d’un nuage de chlore et de phosgène et il a développé une pneumonie. Haber lui aussi s’est aussi retrouvé dans un nuage lors d’un test et il eut la chance de s’en sortir après quelques jours de repos alité.

Nous ne reviendrons pas sur cette attaque au chlore que nous avons déjà décrite.

Après l’attaque d’Ypres

Après l’attaque, Fritz Haber demeura responsable du développement de la guerre chimique pour le reste de la guerre. La guerre au gaz était gérée par des interactions informelles et collégiales entre Fritz Haber, l’état-major et le cartel de la chimie. Les travaux chimiques ont été menés au KWI, soutenus par des subventions substantielles de l’armée.

Avec le temps, trois autres lauréats du prix Nobel les ont rejoints. Richard Willstätter (1872-1942), prix Nobel de Chimie en 1915) et Heinrich Wieland (1877-1957), prix Nobel de chimie en 1927 et Emil Fischer (1852-1919), prix Nobel de Chimie en 1902. C’est lui qui leur a suggéré d’utiliser des arsenicaux. Quant à Willstätter, farouche opposant à la guerre il était néanmoins prêt à travailler sur les systèmes de protection.

Otto Hahn, Gustav Hertz et James Franck n’étaient pas présents lors de la première attaque ; ils étaient en champagne pour évaluer les possibilités d’une libération de gaz. Fin avril, leur régiment se rendit en Pologne, où il devait utiliser du gaz dans le cadre de l’attaque sur les lignes russes entre Gorlice et Tarnow. Le 12 juin 1915, ils libérèrent un mélange de chlore et de phosgène vers les Russes. Une partie de l’infanterie allemande a paniqué quand le gaz s’est retourné, et elle n’a pas voulu avancer. Otto Hahn et quelques autres traversèrent le no man’s land protégés par leur masque et Otto Hahn s’est retrouvé parmi les soldats russes agonisant. Il s’est sentit  » profondément coupable et bouleversé « , essayant sans succès de réanimer les mourants avec son oxygène. Lors de la tentative suivante, le 7 juillet, le vent a tourné et a soufflé de nouveau sur les Allemands. Parmi les nombreux gazés, il y eut Gustav Hertz, qui a passé des mois à l’hôpital en convalescence et a ensuite reçu son congé de l’armée. Quant à Franck il a contacté la dysenterie en Pologne : libéré en 1916, il est retourné au département de physique à Berlin, où il a rejoint Gustav Hertz : ils ont poursuivi leur collaboration et obtinrent ensemble le prix Nobel.

D’après Otto Hahn, le succès de l’équipe d’Haber tient au fait que les généraux, les scientifiques et les techniciens vivaient sous le même toit dans un environnement académique fort.

Ce qu’ils sont devenus 

Fritz Haber. Peu après son arrivée au pouvoir le 30 janvier 1933, Adolf Hitler fait écarter les juifs de la fonction publique allemande. Même si Hitler sait que Fritz Haber est un savant de premier plan qui adhère aux valeurs allemandes, il refuse de le maintenir au poste de directeur du Kaiser-Wilhelm Institut de physico-chimie à Berlin. En 1934, il émigre en Angleterre, où il obtient un poste à l’université de Cambridge. Il meurt d’une crise cardiaque lors du voyage dans un hôtel d’étape à Bâle.

Notons que les prix Nobel des années de guerre (1914 à 1918) furent décernés en juin 1920. Les Français, les Britanniques et les Américains boycottèrent la cérémonie en raison des activités de Fritz Haber pendant les hostilités.

Otto Hahn a continué à faire partie du groupe de Haber pendant le reste de la guerre où il a développé l’utilisation des masques à gaz et la réanimation à l’oxygène.

Walther Nernst  inventa, en 1898, une lampe électrique avec un filament métallique. Cette lampe, qui a succédé aux lampes avec un filament en carbone, est un précurseur des lampes à incandescence actuelles. Vers 1906, il établit la loi aujourd’hui connue sous le nom de troisième principe de la thermodynamique. Il a quitté l’unité pour prendre la direction du développement des explosifs et des mortiers de tranchée. Ami du Kaiser, il ne s’est pas entendu avec le général Ludendorff qui ne voyait en lui qu’un « civil incompétent ». Ses 2 fils sont morts, l’un dans un accident d’avion en 1914 et l’autre à Verdun en 1917. Il quitta l’armée et retourna à l’université. En 1920, il obtint le prix Nobel de chimie « en reconnaissance de son travail en thermochimie ».

Richard Willstätter  a inventé la chromatographie sur papier.  Il est surtout connu pour ses travaux sur la chlorophylle qui lui ont valu de recevoir le prix Nobel de chimie en 1915. Pendant sa période au KWI, il développa des masques à gaz. En 1916 il devient professeur de chimie organique et directeur du laboratoire de l’université de Munich, mais il quitte ce poste en 1925 pour protester contre l’attitude antisémite de l’université bavaroise et va s’installer en 1939 à Locarno où il meurt trois ans plus tard.

Emil Fischer découvre la phénylhydrazine, mais étudie par la suite les purines et les sucres qui feront de lui un scientifique de grande renommée. On lui attribue le prix Nobel de chimie en 1902 « en reconnaissance des services extraordinaires qu’il a rendus par ses travaux sur la synthèse des hydrates de carbone et des purines ».  Fisher contracta un cancer à la suite d’une surexposition aux vapeurs de la phénylhydrazine qu’il avait découverte.

Otto Hahn, lauréat du prix Nobel de chimie de 1944 pour la découverte de la fission nucléaire, il est considéré comme le «père de la chimie nucléaire». Otto Hahn qui se sentait moralement responsable des bombardements américains d’Hiroshima et Nagasaki pensa à se suicider. Il déclara « Je remercie Dieu à genoux que nous [les Allemands] n’ayons pas fait la bombe à uranium».  Après la guerre, il devint un militant contre l’utilisation des armes nucléaires et mit ses compatriotes en garde contre toute utilisation inhumaine des découvertes scientifiques.

James Franck. Co-lauréat du prix Nobel de physique de 1925 avec Gustav Hertz « pour leur découverte des lois régissant la collision d’un électron sur un atome ». Professeur à Göttingen, visé par la loi allemande sur la restauration de la fonction publique du 7 avril 1933, il publia une lettre ouverte de démission, refusant l’exception qu’on lui accordait comme ancien combattant en déclarant : « Nous, Allemands d’origine juive, sommes traités comme des étrangers et des ennemis de la patrie ». Il quitta son poste en Allemagne le 17 avril 1933 et poursuivit ses recherches aux États-Unis, d’abord à Baltimore et ensuite à Chicago, après une année au Danemark.

Gustav Hertz. Co-lauréat du prix Nobel de physique de 1925 avec James Franck. Il servit au le génie militaire dans les unités chargées de l’emploi de gaz de combats, sous le commandement de Fritz Haber. Gazé sur le front russe (actuelle Pologne) le 7 juillet 1915, il fut démobilisé en 1917. Professeur à l’université de Halle en 1925, puis à l’université Charlottenburg de Berlin en 1928, il en démissionne pour des raisons politiques en 1935 et devient directeur de la recherche pour la firme Siemens. Puis directeur d’un centre de recherche soviétique à Agudseri, sur la côte de la mer Noire, il y met au point le procédé de séparation des isotopes de l’uranium par diffusion gazeuse de leurs composés fluorés. Il rejoint l’université Karl-Marx de Leipzig en 1954 et y dirige l’institut de physique jusqu’à sa retraite, en 1961.

Heinrich Wieland. D’abord exempté par l’armée impériale allemande, Heinrich Wieland fut finalement appelé en mars 1917 (il avait 40 ans) dans les cadres de la réserve. De 1917 à 1918, il dirigea le département des gaz de combat à l’Institut Kaiser-Wilhelm de Berlin-Dahlem, où il développa la production de gaz de combat comme le gaz moutarde et les moutardes azotées ainsi que les gaz irritants que les chimistes allemands appelaient Maskenbrecher, parce que les soldats éprouvaient une envie irrépressible d’arracher leur masque à gaz. Simultanément, l’Université technique de Munich lui offrait pour la première fois une chaire d’enseignement. Le prix Nobel de chimie lui a été attribué en 1927 « pour ses recherches sur la constitution de l’acide biliaire et les substances apparentées ». Spécialiste de la toxicologie, il contribua également à la détermination de la structure chimique de la morphine et de la strychnine.

Fritz Haber, le grand responsable

Un fait mérite d’être souligné : les universités allemandes à la fin du XIXe siècle sont étroitement associées aux industries chimiques de pointe, plus particulièrement celles des médicaments et des colorants. Les composés de synthèse sont étroitement développés conjointement entre les industriels et les universitaires. Les personnels scientifiques peuvent aller travailler dans l’industrie et vice-versa. Il n’est donc pas du tout étonnant de voir autant de futurs prix Nobel se cotoyer au sein d’une structure à la fois universitaire, privée et militaire de haut niveau scientifique. A cette époque, le nombre de savants est donc énorme : l’Allemagne compte environ six fois plus de chimistes que la France, à population égale.

La qualité des travaux scientifiques de Fritz Haber sur la synthèse de l’ammoniac lui valut le prix Nobel de chimie. Ceci provoque immédiatement les protestations vigoureuses des savants français, anglais et américains contre l’Académie suédoise. Obligée de s’expliquer, la commission d’attribution du prix Nobel certifie qu’elle souhaitait uniquement récompenser l’inventeur de la synthèse de l’ammoniac, grâce à laquelle on pouvait juguler la famine prévisible
dans le monde. En effet, deux milliards d’individus au moins sont aujourd’hui nourris par des fertilisants obtenus par le procédé Haber-Bosch.

Les poursuites contre Haber seront rapidement abandonnées,  les armées alliées ayant aussi pratiqué la guerre chimique
à large échelle et d’autre part, les puissances coloniales victorieuses ne veulent pas jeter le discrédit sur une arme qu’elles pourraient utiliser dans les colonies.

Après la guerre, Fritz Haber continue à développer des poisons chimiques pour « combattre les nuisibles des silos, les rongeurs et les insectes ». Néanmoins, il fabrique encore en secret des armes chimiques pour éviter que l’Allemagne ne soit devancée par les autres nations. De son laboratoire est sorti le Zyklon B qui sera utilisé dans les camps d’extermination
de la Seconde Guerre mondiale !

Son patriotisme exacerbé l’a mené à entreprendre des recherches que sa propre épouse Clara Immerwahr jugeait « criminelles et contraires à l’éthique scientifique la plus fondamentale » – elle s’est suicidée en 1915 -.

 

Bibliographie

W. Van der kloot : April 1915 ; five future nobel prize-winners inaugurate weapons of mass destruction and the academic-industrial-military complex. Notes Rec. R. Soc. Lond. 58, 149-160 (2004).

Fiches wikipédia des différents personnages cités.