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Quand l’entomologie devint diabolique !

Un excellent article écrit par J.R. Schrock dans l’American Entomologist (Winter 2023) nous en apprend plus sur les projets démentiels de Shiro Ishii (1892-1959) à la tête de l’Unité 731, centre japonais d’expérimentations pour la guerre biologique. Ce centre commit des atrocités indescriptibles de 1932 à la fin de la seconde guerre mondiale.  

De quoi est-il question ?

En 1925 le Japon fait partie des 38 signataires du protocole de Genève interdisant les armes biologiques. Ceci renforce le jeune médecin Shiro Ishii (voir photo d’illustration) dans l’idée que ces armes doivent posséder des propriétés particulières sinon elles n’auraient pas été interdites par la SDN ! Il obtient alors de la hiérarchie militaire un soutien pour son projet d’armes biologiques.

Les premières expérimentations

Les premiers résultats sur des animaux lui permettent de mettre au point des moyens de propagation des épidémies ; en raison de problèmes de confinement et de contraintes éthiques, il ne peut mener l’expérimentation humaine dans son laboratoire de Tokyo.

En 1932, l’armée impériale japonaise envahit la Mandchourie et Ishii en profite pour transférer son laboratoire près de Harbin en Mandchourie occupée, là où l’homme de la rue pouvait servir pour les tests humains. La région est trop peuplée et laboratoire n’est pas très discret : Ishii le déplace à 100 kms au Sud, dans la forteresse de Zhongma. C’est là que se trouvait le petit village de Beiyinhe, qui a été entièrement évacué par la force. Ensuite le village a été complètement rasé : des cellules de prison et des laboratoires médicaux ont été construits par des travailleurs chinois, qui ont ensuite été tués pour dissimuler la fonction de la forteresse nouvellement construite.

Certains prisonniers ayant réussi à s’échapper, ils risquaient de révéler la nature des recherches menées à la forteresse de Zhongma, et celle-ci a été fermée en 1937. Les activités d’Ishii ont été transférées dans une installation encore plus grande, construite à Pingfang en 1938, à 33 kilomètres au sud de Harbin. C’est là qu’elle prit le nom « d’Unité 731 ».

Pendant ce temps, les dirigeants militaires japonais étaient de plus en plus convaincus que les armes biologiques pouvaient être efficaces, voire essentielles, contre une éventuelle invasion des forces soviétiques à partir de la Sibérie.

Le choléra

Plus de 30 agents pathogènes ont été étudiés en vue d’une utilisation militaire, notamment le choléra [1], la maladie du charbon [2], la typhoïde, la peste bubonique et le typhus. L’unité 731 a cultivé de grandes quantités de bactéries du choléra (Vibrio cholerae), une maladie transmise par l’eau qui provoque la mort par diarrhée et déshydratation. Des soldats japonais ont libéré ces cultures dans un cours d’eau dans l’intention d’infecter les civils et les troupes ennemies dans les villes situées en aval.

Des soldats japonais qui ont dispersé l’agent causal ont contracté le choléra, tandis que l’impact sur l’ennemi et la population civile en aval a été faible. Ishii a découvert que l’environnement diluait et tuait trop rapidement les bactéries. Il avait besoin d’un moyen pour que ses agents pathogènes survivent et trouvent leurs cibles humaines. Il oriente ses recherches vers les maladies véhiculées par les insectes : la peste bubonique transmise par les puces et le typhus transmis par les poux. Il voulait enrôler les insectes dans la guerre. Rappelons nous que nous avons déjà abordé le problème des insectes [3] utilisés dans le domaine des armes biologiques.

La peste et le typhus

Les expérimentations

Les équipes d’Ishii ont travaillé à la culture des souches les plus virulentes de la peste en utilisant des puces de souris et d’écureuils terrestres. Pour cultiver les bactéries et les inoculer aux insectes Ishii a même mis au point des combinaisons de protection.

Les puces infectées porteuses de la peste bubonique [4] et les poux porteurs du typhus [5] étaient mélangées à du sable qui fut placé dans une bombe en porcelaine.

Ces bombes ont été larguées depuis des avions en explosant à environ 300-500 pieds au-dessus du sol, 80 % des insectes ont survécu à l’explosion. Pour tester l’efficacité de la dispersion aérienne, des prisonniers sains ont été attachés à des croix disposées dans une grande zone circulaire (voir image d’illustration [6]). Une bombe aérienne chargée d’insectes infectés était embarquée à bord d’un avion et larguée au-dessus de la cible, explosant dans les airs. En peu de temps, les insectes infectés ont contaminé les prisonniers attachés, dont la plupart sont morts au bout de deux à dix jours.

En testant la virulence des souches bactériennes sur des victimes humaines, Ishii a établi une nouvelle norme en matière de cruauté. Les corps des victimes de la peste bubonique se décomposant rapidement, ses collaborateurs ont procédé à des « autopsies » alors que la victime était encore en vie, afin d’évaluer les dommages subis par les organes avant la mort et ce, sans anesthésie. Ces victimes humaines étaient appelées « maruta », c’est-à-dire « bûches » en japonais

Plus d‘une centaine d’articles scientifiques ont relaté ces expérimentations citant simplement des singes de Mandchourie comme sujet d’expérimentation (il n’y a pas de singes en Mandchourie !). Les victimes étaient, dans la majorité des cas, des personnes kidnappées dans les rues.

Dans la pratique

Le nombre exact de victimes est inconnu mais les bombardements aériens de Chengde, Ningbo et d’une douzaine d’autres villes chinoises ont fait périr environ 580 000 Chinois dont les ¾ par arme entomologique. Ishii poursuivit ses travaux et en 1944, il a commencé à cultiver des parasites agricoles pour les répandre en territoire ennemi afin de détruire les récoltes pour provoquer une famine.  Cependant, le Japon est en train de perdre la guerre. Conscient des conséquences probables de la découverte des activités de l’unité 731 après la capitulation du Japon le 14 août, Ishii ordonna à des ouvriers chinois de détruire l’unité 731, puis il les exécuta.

Que sont devenus Shiro Ishii et les hauts responsables de l’Unité 731 ?

On pourrait penser que Ishii Shiro et les hauts responsables de l’Unité 731 seraient bientôt jugés pour crimes de guerre au Tribunal militaire international de Tokyo en 1948, l’équivalent oriental du procès de Nuremberg en Europe. Cependant, ils sont rentrés au Japon et n’ont jamais été jugés en tant que criminels de guerre. Les enquêtes militaires américaines ont révélé la mise au point de bombes bactériennes et recommandé un accord d’immunité contre informations. À l’époque, les États-Unis s’intéressaient également à la guerre biologique. Le personnel de Fort Detrick était impatient d’accéder aux données scientifiques dont l’armée américaine ne disposait pas.

Les scientifiques américains ont accepté sans coup férir les scientifique les Japonais et leurs résultats à cause des scrupules qu’ils exprimaient quant à l’expérimentation humaine.  

Ishii Shiro mourut finalement dans son lit à l’âge de 67 ans.

En revanche, l’armée russe a capturé 12 membres de l’Unité 731 et les a jugés. L’occident apprit alors les faits criminels comme le largage de puces vecteurs de peste et les expérimentations inhumaines sur des prisonniers. Cet évènement fut considéré à l’époque comme un fait de propagande. Cependant, les Russes ont également négocié la clémence contre des informations. Ces 12 criminels de guerre japonais ont finalement été libérés et rapatriés au Japon en 1956.

De nombreux médecins japonais qui ont participé aux monstrueuses autopsies de l’Unité 731 ont ensuite accédé à de hautes fonctions au Japon : gouverneur de Tokyo, directeur de la plus grande entreprise pharmaceutique du Japon, président de l’Association médicale japonaise, etc. Pendant près de 40 ans, les activités de l’Unité 731 sont restées pratiquement inconnues, jusqu’à la publication en 1997 d’un rapport « Unité 731 : témoignages » par Hal Gold. D’autres rapports et publications ont alors suivi révélant les atrocités commises par l’unité 731.

Conclusions

Le musée de l’Unité 731 de Harbin présente des documents et des objets de cette horrible période de guerre, et il met en garde l’humanité tout entière. Comme l’a déclaré sans remords un ancien combattant japonais : « Lorsque vous êtes en guerre, vous devez faire tout ce qu’il faut pour gagner. » Le musée de l’Unité 731 à Harbin est là pour aider l’humanité à éviter cette voie.

L’auteur de ce papier, entomologiste lui-même, conclut ainsi : si Robert Oppenheimer a fait remarquer, après l’essai réussi de la bombe atomique, que désormais « les physiciens connaissent le péché », c’est à Pingfang, avec les cadavres et les cendres des victimes des expériences de guerre biologique enterrés sous le sol que l’entomologie est devenue diabolique.

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