Par François NR RENAUD, professeur honoraire
L’explosion dans le port de Beyrouth, le 4 aout 2020, de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium et qui a détruit une grande partie de la capitale libanaise, nous invite à nous rappeler l’utilité de ce produit mais aussi ses inconvénients et en particulier son aspect explosif.
Histoire
Le spectre de la famine mondiale
L’économiste britannique Thomas Malthus (1776-1834) alerte sur le fait que la population mondiale croit plus vite que la nourriture qu’on peut lui apporter. Son collègue chimiste William Crookes (1832-1919), cherche alors à intensifier la production de blé en Angleterre car les grands producteurs de blé que sont les USA et la Russie vont stopper leur exportation pour nourrir leur propre population. Les engrais azotés sont alors apportés par le guano sud-américain ou le salpêtre du Chili dont les réserves s’amenuisent.
Beaucoup de chimistes se sont alors attaqués à la fabrication d’engrais azotés en prélevant l’azote atmosphérique qui représente 78 % de l’air. L’entreprise allemande BASF rachète n 1909 le brevet de Fritz Haber consistant à fabriquer de l’ammoniac en faisant réagir l’azote avec l’hydrogène selon la réaction N2 + 3H2 à 2NH3 à température élevée, pression élevée et en présence d’un catalyseur. Il sera récompensé par le prix Nobel en 1918.
Carl Bosch industrialise le procédé qui devient alors le procédé Haber-Bosch en 1913 c’est à dire juste avant la guerre. Il recevra le prix Nobel de chimie en 1931.
Rappelons nous que c’est le même Fritz Haber qui a mis au point la première attaque au chlore à Ypres le 22 avril 1915. Ensuite, il a centralisé la recherche et la production des armes chimiques en Allemagne. Il est donc à l’origine des agents chimiques de guerre et plus généralement du NRBC.
La fabrication d’explosifs
Sous couvert de l’amélioration de la fertilité des sols, en fait les chimistes allemands visaient surtout à exploiter les propriétés explosives du nitrate d’ammonium dans le but de participer à « l’effort de guerre ».
En effet, l’Allemagne, au début de la première guerre mondiale, est étranglée par le blocus maritime et manque de nitrates pour la fabrication des explosifs. Les chimistes sont rappelés du front et travaillent à fabriquer l’acide nitrique HNO3 puis le nitrate d’ammonium, NH4NO3 à partir de l’ammoniac et la fabrication d’explosifs peut reprendre en 1915.
Le nitrate d’ammonium constitue un agent explosif puissant, qui se fabrique facilement : ajouté à une petite quantité de fuel (6 % du volume total), un mélange de 94 % de pastilles poreuses de nitrate d’ammonium agit comme un agent oxydant et peut être utilisé pour créer un explosif mortel. A titre d’exemple, ce mélange représente environ 80 % des 2,7 millions de tonnes d’explosifs utilisés chaque année aux USA.
Le nitrate d’ammonium présente alors 2 visages différents : en tant qu’engrais on estime que plus de la moitié de l’augmentation de la population mondiale repose sur l’existence des engrais azotés, bilan qui peut être comparé à l’effet dévastateur des explosifs utilisés pendant les conflits armés par exemple.
Le nitrate d’ammonium
Propriétés
Le nitrate d’ammonium est un sel de l’acide nitrique et de l’ammoniac de formule NH4NO3. C’est l’un des plus importants composés azotés. Sa préparation est relativement simple :
NH3 +HNO3 ——> NH4NO3
De masse moléculaire M = 80, cristallisé, il a une densité d = 1,72 et son point de fusion F = 169 °C. Cependant le nitrate d’ammonium est instable au-dessus de 170 °C et à 300 °C il se décompose de façon parfois explosive en dégageant beaucoup de gaz et de chaleur :
NH4NO3 ——> N2 + 2H2O + 0,5 O2 (V = 981 cm3/g et ΔQ = –1 465 J/g
Stabilité
Le nitrate d’ammonium est stable à l’état pur, insensible aux chocs et aux frottements, mais il peut se transformer en explosif en présence de certains produits comme le fioul ou l’essence et à partir d’une simple étincelle. C’est un « comburant » c’est à dire que, sans être nécessairement combustible il peut, en général en cédant de l’oxygène, provoquer ou favoriser la combustion d’autres matières.
La décomposition du nitrate d’ammonium peut se produire sous l’effet de sources de chaleur importantes : en cas d’incendie par exemple, il fond à 170°C et se contamine facilement. La décomposition peut éventuellement conduire à une déflagration, voire à une détonation. Un tel phénomène est très difficile à atteindre lorsque l’on chauffe du produit pur. En revanche, le risque est considérablement accru en présence de produits tels que matières organiques (fuel, charbon, sucre, graisses, huiles…), soufre élémentaire, réducteurs, métaux en poudre, chlorates… ; même en faible quantité, ceux-ci abaissent la température critique et accélèrent les vitesses de réaction ».
En tant qu’explosif, mélangé au TNT (trinitrotoluène) ou à la pentrite, il est utilisé dans le bâtiment, les mines et les carrières. Dans l’ANFO (Ammonium Nitrate Fuel Oil), composé de 94% de nitrate d’ammonium et de 6% d’huile, il est peu sensible et convient pour les travaux de génie civil, car il a une vitesse de propagation faible de l’ordre de 3 000 m.s-1 comparé à celle de la dynamite, 6 000 m.s-1.
Le nitrate d’ammonium est aussi un oxydant puissant. Le nitrate fondu oxyde les métaux comme le zinc et le plomb qui se dissolvent sous son action.
Engrais
En tant qu’engrais il est surtout utilisé comme engrais azoté pour les cultures de légumineuses à feuilles. Les ammonitrates commercialisés doivent contenir moins de 0,02 % de chlore et moins de 0,2 % de composés combustibles. On y ajoute des argiles, des marnes, ou de la dolomie pour avoir des teneurs en azote de l’ordre de 33 % en France.
Une dizaine de millions de tonnes de fertilisants minéraux sont utilisés en France sur une année, selon le ministère de la transition écologique, dont 5 à 6 millions d’engrais azotés.
On distingue : les engrais simples dont le seul élément nutritif est l’azote contenu dans le nitrate d’ammonium = ammonitrate : 28% < N < 33,5 % (Si N> 34,5 % et mélangé à un combustible cela devient un explosif industriel (bâtiment exploitation minière)), et les engrais composés contenant de l’azote, du phosphore et du potassium. Les engrais composés ne sont pas explosifs.
Toxicité chez l’homme
Le nitrate d’ammonium est toxique pour l’homme. Par inhalation de ses poussières, il irrite les voies respiratoires ; par exposition prolongée il provoque des faiblesses, des céphalées et par contact, des irritations de la peau.
Les accidents majeurs
Il peut se produire ça et là des explosions toujours dévastatrices, dans des fermes qui stockent des engrais à base de nitrate d’ammonium. Mais, dans certains cas, des accidents majeurs responsables de dégâts considérables et accompagnés d’une importante mortalité sont notés dans l’histoire.
L’explosion d’Oppau survint en Allemagne le 21 septembre 1921. Elle détruisit la majeure partie d’Oppau (commune rattachée à celle de Ludwigshafen en 1938), tua 561 personnes et en blessa environ 2 000. La ville fut dévastée. C’est un mélange de 4 000 tonnes de nitrate et de sulfate d’ammonium qui en est à l’origine.
Le 16 avril 1947, 581 personnes ont perdu la vie à Texas City, après un incendie qui a provoqué l’explosion dans son port d’un navire français contenant plus de 2 000 tonnes de nitrate d’ammonium. Mobilisés pour prévenir la catastrophe, les pompiers de la ville sont exterminés : un seul survécut à l’explosion. Il y eut aussi plus de 3 000 blessés.
L’Ocean Liberty est un cargo norvégien, d’un modèle liberty ship, dont l’explosion, lors du déchargement le 28 juillet 1947, a causé d’importants dégâts à Brest. Il tua 26 personnes et fit des centaines de blessés. Il s’agit de l’explosion, dans des conditions fortement confinées, d’un mélange de nitrate d’ammonium (entre 740 et 3 000 tonnes selon les sources) et de combustibles liquides.
En 1988, l’explosion de l’usine Pepcon aux États-Unis est provoquée à la suite d’un incendie du stock de perchlorate d’ammonium.
Le 18 février 2004, en Iran, le déraillement d’un train transportant 420 tonnes de nitrates d’ammonium provoqua un incendie puis une explosion tuant 328 personnes.
Le 13 décembre 1994, Sioux City (États-Unis). Sur le site de fabrication, explosion de 75 t de nitrate dans le réacteur et la réserve voisine ; le bilan est de 4 morts et 18 blessés.
En France, l’explosion de 300 tonnes de nitrate d’ammonium dans l’usine AZF Toulouse le 21 septembre 2001 a fait 2 500 blessés et 31 victimes. Encore actuellement, nous ne savons pas quel put être l’élément déclenchant.
L’explosion de la West Fertilizer Company s’est produite en avril 2013 dans un dépôt d’engrais azotés situé dans la ville de West au Texas, à la suite d’un incendie criminel. Là encore, c’est un dépôt de nitrate d’ammonium qui a explosé tuant 15 personnes et en blessant 200. L’usine stockait 240 tonnes de nitrate d’ammonium et 50 tonnes d’ammoniac anhydre sur ce site.
Le 4 aout 2020, 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium explosent à Beyrouth faisant 200 morts et des milliers de blessés. Il y eut 2 explosions successives dont le souffle s’est fait sentir jusqu’à Chypre à 200 kms.
Le terroriste américain Timothy McVeigh (exécuté en 2001) a fait exploser un camion chargé de deux tonnes d’engrais devant un bâtiment fédéral à Oklahoma City en tuant 168 personnes le 19 avril 1995.
Transport
Les ammonitrates sont classés comme comburants par la législation relative au transport de marchandises dangereuses. Les risques particuliers, connus depuis 1921, impliquent une règlementation particulière concernant le stockage de ce produit
Dans les zones portuaires le nitrate d’ammonium est transporté dans des big bags de 25 ou 50 kg. Les amas de sacs ne doivent pas dépasser 250 tonnes et les lots sont séparés d’une distance de 4 m.
Les ammonitrates se présentent sous forme de granulés solides ou de prills. Ils peuvent être conditionnés en sacs plastiques (contenants étanches) de 50 kg, en conteneurs souples de 500 ou 600 kg, ou en vrac.
Le transport routier est réglementé et les fermes qui entreposent le nitrate d’ammonium n’en gardent pas plus de 250 tonnes.
Stockage
En France, cent-huit sites classés « Seveso » stockent des ammonitrates, seize entrepôts sont recensés « Seveso seuil haut » (plus de 2 500 tonnes d’ammonitrates).
Les fertilisants sont classés en 2 catégories
Ils sont considérés comme dangereux à partir de 28 % d’azote
- Les ammonitrates à haut dosage qui contiennent de 28 à 34,5% d’azote donc parfois plus de 80% de nitrate d’ammonium. Pour être commercialisés en France, ils doivent satisfaire obligatoirement à un certain nombre de critères, dont un test préalable de détonabilité
- Les ammonitrates à moyen dosage : ils contiennent de 20 à 28% d’azote (N), donc moins de 80% de nitrate d’ammonium.
Les engrais composés à base de nitrate d’ammonium sont connus sous la dénomination d’engrais NP, NK ou NPK (N pour azote, P pour phosphore, K pour potassium). Leur teneur en nitrate d’ammonium varie considérablement de 3 à plus de 80 %.
Les stockages de nitrate d’ammonium concentré relèvent du statut Seveso seuil bas à partir de 350 tonnes de nitrate d’ammonium et du statut Seveso seuil haut à partir de 2 500 tonnes (des quantités plus basses s’appliquent néanmoins pour certaines formes particulières de nitrate d’ammonium).
Conclusion
Du côté humain, le nitrate d’ammonium, produit à double visage, a permis à des millions de personnes de se nourrir. Le côté explosif a lui aussi aidé l’homme dans sa version « utile » (percement des carrières…) mais il est à l’origine de millions de morts lorsqu’il est utilisé pendant les conflits par exemple.
Quant aux accidents, toujours dramatiques, ils existeront toujours tant que la réglementation concernant le transport ou le stockage de ces produits ne sera pas respectée…
Bibliographie
Usine nouvelle 5 août 2020
The conversation 10 août 2020
La tribune 7 août 2020
Wikipédia Consulté le 18 septembre 2020
Le monde, daté du vendredi 14 aout 2020 « En France, le stockage du nitrate d’ammonium sous surveillance »
Le Progrès de l’Ain, daté du lundi 24 août 2020 « Des engrais à base de nitrate d’ammonium sous surveillance »