Des armes chimiques redoutables ont été détournées de leur destination pour être utilisées dans le domaine de la thérapeutique. On craint toujours que les résultats des recherches des scientifiques soient utilisés à des fins inappropriées, terroristes par exemple. Nous avons ici l’exemple inverse de la transformation de molécules extrêmement toxiques en médicaments à toxicité maîtrisée, très utiles dans le domaine de la chimiothérapie anticancéreuse. C’est bien l’ypérite qui a donné naissance au premier médicament contre le cancer ! Quant aux organophosphorés, décortiquer leur mode d’action nous a permis de mettre au point des médicaments contre la maladie d’Alzheimer ou des glaucomes.
Nous décrivons ici les processus qui ont mené les scientifiques à synthétiser des médicaments anticancéreux fort utiles à partir de molécules extrêmement toxiques utilisées comme armes chimiques pendant les conflits.
Rappel historique
Le premier gaz de guerre utilisé sur le terrain fut le chlore, 170 tonnes libérées par les Allemands sur une ligne de 6 kms, le 22 avril 1915 près de la localité d’Ypres en Belgique. Trop soumis aux aléas du vent, les Allemands ont cherché à développer des gaz toxiques pouvant être libérés par des projectiles.
D’autres gaz vont voir le jour comme le phosgène et le diphosgène en 1915.
C’est le 12 juillet 1917 les Allemands utilisent un nouveau toxique, toujours dans la région d’Ypres : le sulfure d’éthyle dichloré aussi appelé ypérite ou gaz moutarde. Le produit n’est pas mortel (taux de mortalité = 2 à 3 %). Très agressif, il pénètre à travers les textiles et s’attaque aux yeux, au nez, à la gorge, aux poumons et à la peau. Son effet toxique peut se manifester à long terme.
Bari
L’ypérite ne sera plus utilisée pendant la première guerre mondiale même si elle est fabriquée en grande quantité et stockée. Elle ne fera plus parler d’elle jusqu’en 1943.
Début décembre 1943, le port de Bari situé sur l’Adriatique est sous commandement militaire Britannique et sert de base logistique aux alliés. Afin de ralentir l’avance de la XIIIe armée et d’anéantir la 15e Air Force américaine, Von Richthofen fait bombarder le port dans la surprise la plus totale le 2 décembre au matin. La ville n’était pas munie de défense anti-aérienne car on pensait qu’elle était hors de portée de la Luftwaffe. Dix-sept navires sont bombardés dont le John Harvey, qui ne se distingue en rien des autres bateaux malgré la nature de son chargement. En explosant, il dégage une grande quantité des fumées dont l’odeur s’apparente à l’ail et à la moutarde. Au centre de l’attaque, il n’y eut aucun survivant sur le bateau. Les matelots des autres bateaux se jettent à la mer pour échapper au massacre et se retrouvent dans un mélange d’eau de mer, de gazole et d’huile. Parmi les 628 victimes dénombrées, 83 décèdent dans la semaine et les autres souffrent de brûlures, de cécité et de troubles respiratoires. La présence d’un gaz de combat ne fait plus de doute et les Allemands sont bien évidemment suspectés de l’avoir utilisé pendant le bombardement ! On se rend vite compte de la méprise lorsqu’on constatât que le John Harvey contenait dans ses soutes 2 000 bombes M47A1 contenant chacune 100 livres de gaz moutarde en réponse éventuelle à une utilisation d’armes chimiques par les forces de l’axe.
Le lieutenant-colonel Stewart F. Alexander
Spécialiste des vésicants il constate que les individus décédés n’avaient plus de globules blancs dans leur sang. Il pratique 617 autopsies et en arrive à la conclusion que l’absence de globules blancs est la conséquence de l’arrêt de la multiplication des cellules souches dans la moelle osseuse. Il imagine donc que si un produit est capable de ralentir la multiplication des globules blancs il pourrait avoir la même action sur les cellules cancéreuses (on rappelle qu’une cellule cancéreuse est une cellule dont la multiplication n’est plus régulée et qui est donc capable de donner des tumeurs).
Edward et Helen Krumbhaar, un couple d’anatomopathologistes avaient déjà constaté et publié en 1919 que les personnes atteintes par l’ypérite en juillet 1917 présentaient des signes d’atteinte de la moelle osseuse : les cellules souches ne se multipliaient plus, provoquant une anémie (manque de globules rouges) et une leucopénie (manque de globules blancs). Seule une transfusion de sang mensuelle permettait leur survie.
On signalera que l’évènement de Bari a été caché et n’a été révélé qu’en 1946 lors d’une communication scientifique de Cornelius P. Rhoad un pionnier dans les traitements anticancéreux à base de gaz moutarde.
Louis Goodman et Alfred Gilman sont 2 chercheurs de l’Université de Yale qui ont travaillé dès 1942, sous couvert du secret militaire, sur les effets physiologiques de l’ypérite. Ils avaient synthétisé un analogue de l’ypérite, la méchlorétamine ou chlorméthine, l’atome de soufre étant remplacé par un atome d’azote (moutarde à l’azote). Ce produit utilisé dans des essais cliniques réalisés après Bari,a montré une réelle efficacité sur les lymphomes (les lymphocytes se développent d’une manière anarchique dans le système lymphatique ganglions, foie, intestin grèle…).
Ce médicament appelé aussi Mustargen est encore utilisé de nos jours, généralement en association, pour traiter des lymphomes.
Les organophosphorés
Ils ont été développés dans les années 1930 par les chercheurs d’IG Farben qui cherchaient de nouveaux insecticides. Tabun, sarin, soman, VX et VR sont des organophosphorés. Dans le domaine de l’agriculture on connait bien les insecticides comme le paraoxon, le parathion et le malathion.
L’acétylcholine ACh.
L’ACh agit comme neurotransmetteur dans de nombreuses structures du système nerveux, en particulier celles qui interviennent dans la mémoire et dans différents processus cognitifs, ainsi qu’à la jonction neuromusculaire.
Les organophosphorés sont aussi appelés neurotoxiques car ils inhibent une enzyme, l’acétylcholine-estérase (AChE) chargée de détruire l’acétylcholine (ACh) pour l’empêcher de s’accumuler au niveau des synapses en provoquant une crise cholinergique (hyperstimulation des organes). Ces poisons violents inhibent l’AChE d’une manière irréversible.
Les pathologies dues à l’ACh.
Un certain nombre de maladies ont pour origine, au moins en partie, une concentration trop faible d’ACh. C’est le cas par exemple de la maladie d’Alzheimer, du glaucome ou de certaines myasthénies. L’étude des organophosphorés nous a montré qu’en inhibant l’AChE ils empêchaient l’augmentation du taux d’ACh. Or, certaines maladies sont dues à une concentration trop faible d’ACh. De là à en déduire qu’en utilisant des inhibiteurs de l’AChE il était possible d’augmenter le taux d’ACh il n’y eut qu’un pas qui a été franchi ce qui a été fait avec des inhibiteurs réversibles.
L’utilisation d’inhibiteurs réversibles peut donc faire remonter le niveau d’ACH. Ce sont des inhibiteurs soit compétitifs en empêchant la fixation du de substrat ACh, soit non compétitifs en diminuant l’efficacité de l’enzyme par modification de sa conformation spatiale.
- La maladie d’ Alzheimer est très complexe. Le déficit d’ACh est la voie la plus anciennement explorée et il peut être une des raisons de la maladie avec la formation de la protéine amyloïde dans les neurones. L’inhibition de l’AChE permet de relever le niveau de l’ACh. Des médicaments ont été mis au point : ils traitent les symptômes et non les causes mais améliorent certaines capacités du patient. Ce sont : la tacrine, abandonnée à cause des effets secondaires importants, le donépézil (ARICEPT), la galantamine (REMINYL) et la rivastigmine (EXOLON). Ils pour but d’augmenter la disponibilité de l’acétylcholine et de favoriser la communication entre les neurones.
Par ailleurs, dans plusieurs maladies neurodégénératives, il existe une augmentation du glutamate qui est délétère pour les neurones. La Memantine (EBIXA) a pour but de diminuer cette toxicité.
Ces médicaments n’ont pas d’efficacité à long terme et ne ralentissent pas la progression de la maladie.
- Ce type de molécule est aussi utilisé pour d’autres maladies : la physostigmine contre la myasthénie mais elle n’est plus commercialisée à cause de ses effets secondaires, l’échothiophate et le diisoproppylphosphofluroridate contre le glaucome.
Bibliographie
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J.Hirsch. An anniversary for cancer chemotheraphy. JAMA, 2006, 296, 1518-1520
C. Monneret. De l’arme chimique à l’arme thérapeutique. Médecine et armées. 2017, 45, 061-064
En photo, le John Harvey en feu dans le port de Bari.