Dans notre article « L’arme chimique en Ukraine » du 17 mars 2022, nous avons redonné la définition exacte de l’arme chimique en précisant que des bruits insistants couraient dans les médias sur une éventuelle utilisation de l’arme chimique par les forces russes en Ukraine.
La situation semble évoluer.
De quoi est-il question ?
The Kyiv Independent, un média ukrainien de langue anglaise qui couvre actuellement la guerre en Ukraine a titré récemment :
« Les représentants de la Russie appellent à l’utilisation d’armes chimiques à Mariupol. Le porte-parole des forces russes à Donetsk a déclaré le 11 avril qu’il était insensé de prendre d’assaut l’usine Azovstal de Mariupol, contrôlée par les Ukrainiens, et que les « forces chimiques » russes devaient plutôt « enfumer les Ukrainiens ».
Quelles sont les armes chimiques dont disposent les Russes ? Il y a-t-il une menace radiologique dans ce conflit ? Et les armes biologiques ?
Les armes chimiques russes
Les analogues militarisés du fentanyl.
En 2002, un groupe terroriste tchétchène a réalisé une prise d’otages dans le théâtre Dubrovka à Moscou. Sur les 850 otages, 131 sont décédés à la suite de l’exposition d’un mélange d’opioïdes projeté sous la forme d’aérosols dans la salle de spectacle par l’intermédiaire du système d’aération. Le mélange était constitué de rémifentanil, de carfentanil et de son métabolite, le norcarfentanil.
La technologie est maitrisée par la Russie (même si la grande quantité de morts dans la salle semble indique que le dose avait été mal calculée !) et il est plausible que l’armée russe puisse utiliser des composés similaires pour causer des pertes importantes parmi les soldats ou civils ukrainiens piégés dans des espaces fermés comme des immeubles d’habitation, des hôpitaux, le métro ou des abris anti-bombes.
Il est très probable que ces opioïdes aient été mélangés à anesthésique par inhalation comme l’halothane.
Le toxidrome opioïde est constitué d’un myosis, d’une dépression respiratoire et d’hypothermie. La mort survient par hypoxie et arrêt respiratoire. L’administration rapide par voie intranasale, sous-cutanée, intramusculaire ou intraveineuse d’un antagoniste des récepteurs opioïdes « mu », comme la naloxone, peut empêcher l’arrêt respiratoire.
Depuis la bataille d’Ypres lors de la Première Guerre mondiale en 1915, le chlore gazeux a été utilisé comme agent chimique incapacitant et asphyxiant. Le chlore gazeux est un irritant pulmonaire dont l’odeur caractéristique le rend facilement détectable. Sa densité de vapeur de 3,214 (air = 1) permettait à ce gaz de pénétrer dans les tranchées ennemies pour en faire sortir les occupants. Dans le conflit ukrainien il pourrait être utilisé pour envahir les espaces souterrains comme les stations de métro ou les abris anti-bombes, afin d’atteindre les personnes qui s’y abritent.
En 2018, le régime d’Assad en Syrie, soutenu par la Russie, a utilisé du chlore contre des civils à Saraquib, une ville au sud d’Alep. Il n’est pas impossible que le chlore puisse être utilisé au cours de la guerre en Ukraine afin de neutraliser les combattants et provoquer de nombreux morts parmi les civils.
On peut imaginer un largage de bouteilles de chlore gazeux depuis un avion pour provoquer l’incapacité des défenseurs, en prévision d’une attaque terrestre, ou une charge de chlore gazeux dans un mortier incendiaire afin pénétrer dans les infrastructures.
La toxicité du chlore entraîne des lésions pulmonaires au niveau des voies respiratoires supérieures et inférieures. À des concentrations de l’ordre de 1 à 3 ppm, le chlore gazeux peut provoquer une irritation des muqueuses oculaires et orales, tandis qu’une concentration de 15 ppm il peut entraîner des symptômes pulmonaires. À des concentrations élevées d’environ 430 ppm, la mort peut survenir dans les 30 minutes.
Le toxidrome montre des larmoiements, un essoufflement, un bronchospasme et une respiration sifflante. Dans les espaces clos sans ventilation, le chlore gazeux peut persister et provoquer la mort par asphyxie.
Le traitement des expositions au chlore gazeux est d’abord basé sur l’évacuation du patient hors de la zone contaminée. Les victimes présentant une respiration sifflante ou une toux persistante peuvent être traitées avec de l’oxygène, des bronchodilatateurs ou du bicarbonate de sodium nébulisé.
Malgré leur interdiction par l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), le sarin, le VX et le novichok ont été utilisés par la Syrie, la Corée du Nord et la Russie au cours de la dernière décennie. Kim Jong Nam est rapidement décédé après une exposition au VX orchestrée par des agents du renseignement nord-coréen. Sergei et Yulia Skripal en 2018 et Alexei Navalny en 2020 sont les victimes les plus connues de l’agent novichok russe.
Les forces gouvernementales syriennes – soutenues par les Russes – ont attaqué à plusieurs reprises des civils avec du gaz sarin.
Les agents neurotoxiques se lient à l’acétylcholinestérase dans la jonction synaptique des neurones centraux et périphériques, ce qui entraîne un toxidrome cholinergique caractéristique : bronchorrhée, bradycardie, bronchospasme, myosis, diaphorèse, larmoiement, diarrhée et convulsions. La mort survient de façon aiguë par des convulsions ou par asphyxie.
Le traitement immédiat d’une intoxication par un agent neurotoxique comprend la décontamination, l’éloignement des victimes du site d’exposition et un traitement antidote précoce (Diazépam pour contrôler les crises, et atropine par voie intraveineuse jusqu’à ce que la bradycardie et le bronchospasme disparaissent).
En raison de la forte persistance et de la nature hydrophobe des agents neurotoxiques, le retrait des vêtements des personnes et la décontamination avant d’entrer dans une zone de triage peuvent empêcher les contaminations croisées.
Exposition aux radiations
La capture de la centrale de Tchernobyl et la perte d’énergie électrique qui en a résulté pouvant provoquer l’interruption du pompage de l’eau utilisée pour refroidir les barres de combustible radioactif usé, et la fusillade dangereuse près de la centrale nucléaire de Zaporizhzhia (la plus grande centrale nucléaire d’Europe), mettent en évidence le risque d’une catastrophe toxicologique importante au milieu de la guerre en Ukraine.
Outre le syndrome d’irradiation aiguë chez les personnes se trouvant dans le voisinage immédiat, le rejet de radionucléides comme l’iode radioactif et le radiocésium pourrait entraîner une contamination environnementale généralisée et une augmentation des maladies néoplasiques, notamment le cancer de la thyroïde et la leucémie.
Sans compter que les installations de stockage d’eau radioactive préexistantes dans l’est de l’Ukraine, utilisées pendant la guerre froide pour le développement d’armes nucléaires, constituent une source unique d’exposition chronique aux rayonnements dans l’environnement. Les dommages causés à ces installations souterraines pourraient entraîner des fuites d’eau radioactive dans la nappe phréatique, et la contamination des champs agricoles ainsi que l’augmentation de l’exposition au rayonnement de fond pour les habitants de ces régions pendant des décennies.
Une exposition aiguë à de fortes doses de rayonnements ionisants entraîne le syndrome d’irradiation aiguë (SRA) caractéristique dont nous avons déjà parlé ici.
L’exposition au rayonnement externe après la rupture de l’enceinte de protection d’une centrale par le passage du nuage radioactif peut provoquer des cancers de la thyroïde. En fonction de la proximité des centres de population, des millions de personnes peuvent être exposées, et plus particulièrement les enfants. La mise à l’abri, l’évacuation et l’utilisation d’iodure de potassium à titre prophylactique, sont des contre-mesures parfois difficiles à mettre en œuvre en temps de guerre.
L’exposition aux radiations nécessite une identification rapide de la dose, une décontamination externe par l’enlèvement des vêtements exposés, la décontamination avec de l’eau voire du matériel spécialisé. Ceci permet d’éliminer jusqu’à 90 % de la dose de rayonnement.
D’autre part, au début du conflit, le président Poutine a déclaré mettre en alerte ses forces nucléaitres et il est donc difficile de prendre à la légère la menace que représente le recours potentiel à des armes nucléaires tactiques ou des armes nucléaires de faible puissnce que la Russie possède.
Les agents biologiques
Pendant la guerre froide, l’union soviétique a exercé un programme intense de développement d’armes biologiques avec le programme BioPreparat révélé par Ken Alibek (La guerre des germes). Ebola, la variole et le typhus ont été particulièrement étudiés.
Après la dislocation de l’URSS, les républiques nouvellement indépendantes ont dû faire face au traitement des agents biologiques laissés sur leur territoire sans protection et pire, vulnérables au vol.
La DTRA (Defense Threat Reduction Agency) dépendant du ministère de la défense américain a fourni une assistance aux anciens pays de l’Union Soviétique pour réduire la menace représentée par les souches pathogènes et les laboratoires qui les hébergent.
En effet, dès le début des années 1990, un programme officiel de coopération de réduction des menaces », dont est issu le programme DTRA, fut établi et il impliquait pleinement la Russie. Mais en 2012, l’arrangement entre la Russie, les Etats-Unis et d’autres pays a commencé à se déliter.
C’est pourquoi, depuis longtemps déjà, le pouvoir russe accuse ces laboratoires parmi lesquels des laboratoires Ukrainiens, Géorgiens mais aussi du Kazakhstan de l’Ouzbékistan et de l’Arménie, de développer des armes biologiques sous l’égide de l’armée américaine.
Ceci a été rappelé ce 10 mars 2022 par le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov.
Cependant, de très nombreux indices nous amènent à penser que la Russie maintient un programme d’armes biologiques.
Conclusion
En Ukraine, le Nucléaire et le radiologique sont sur le terrain, le chimique semble ne pas poser de problèmes à la Russie, le biologique existe mais difficile à manipuler.
Les différents éléments du NRBC sont tous potentiellement bien présents.
Bibliographie
P. R. Chai, Y. Berlyand, E. Goralnick, C. E. Goldfine, M. J. VanRooyen, D. Hryhorczuk & T. B. Erickson, Wartime toxicology: the spectre of chemical and radiological warfare in Ukraine. Toxicology Communications, 6:1, 52-58, https://doi.org/10.1080/24734306.2022.2056374
What we know about Russia’s capture of the Zaporizhzhia nuclear power complex.
Novichok agents: a historical, current, and toxiological perspective. Peter R Chai, Bryan D Hayes, Timothy B Erickson, Edward W Boyer :Toxicol Commun. 2018;2(1):45-48. doi: 10.1080/24734306.2018.1475151. Epub 2018 Jun 29
Ukraine: que sait-on des labos présentés par la Russie comme des sites américains de développement : d’armes biologiques ? Libération par Florian Gouthière publié le 11 mars 2022 à 9h36.