Un procès au civil s’est tenu le 21 janvier 2021 au tribunal d’Évry contre les firmes chimiques qui ont produit l’agent orange utilisé pendant la guerre du Vietnam. Cette nouvelle est pratiquement passée inaperçue, le coronavirus Sars-Cov-2 monopolisant toute l’actualité, et pourtant elle nous rappelle les moments les plus sombres de la guerre du Vietnam et l’utilisation de produits chimiques comme arme de guerre.
De quoi est-il question ?
L’ « agent orange » est un puissant défoliant dont 80 millions de litres ont été déversés sur le Vietnam par l’armée des États-Unis entre 1961 et 1971. Dix mille missions de pulvérisations directement dirigées sur 3 000 villages vietnamiens ont atteint entre 2,1 et 4,8 millions de Vietnamiens auxquels il faut ajouter des Cambodgiens, des Laotiens, des civils et militaires américains et leurs alliés (Australien, Canadiens, Néozélandais, Sud-coréens).
Pourquoi utiliser un défoliant ?
Pour déloger « l’ennemi », il fallait percer la végétation dense qui recouvrait le sud du Vietnam pour permettre à l’aviation américaine de bombarder les combattants du Viet-Cong qui s’y abritaient ? Dès le début de son intervention militaire, en 1955, l’armée américaine s’est heurtée à la forêt, aux champs et aux mangroves, alliés naturels des locaux. Il fallait aussi détruire les récoltes pour affamer l’ennemi.
L’industrie chimique américaine, qui comptait déjà dans ses rangs Dow Chemical et Monsanto a alors développé un puissant défoliant : l' »agent orange » (de la couleur des récipients dans lesquels ils étaient contenus).
L’agent orange
C’est un mélange à parts égales de 2 molécules herbicides : l’acide 2,4-dichlorophénoxyacétique (2,4-D) et l’acide 2, 4, 5 trichlorophénoxyacétique (2,4,5-T). Ces substances miment l’action d’une hormone de croissance végétale, l’auxine (acide indole 3-acétique). La croissance est perturbée et le végétal meurt. Si ces agents herbicides ont été largement utilisés dans les années 50 dans l’agriculture, l’agent orange proprement dit a été mis au point à l’intention des militaires qui l’ont utilisé au Vietnam à des concentrations 13 fois supérieures à celles de l’usage agricole. Dès les années 50, les scientifiques de Fort Detrick entrevoyaient déjà leur emploi comme arme chimique.
Les premiers épandages sur le Vietnam ont eu lieu en 1961 avec le feu vert du président John F. Kennedy et ont vu leur apogée en 1965. Les dernières pulvérisations ont eu lieu en 1971.
En 1969 on apprend que cet agent orange contient une molécule indésirable, la 2,3,7,8-tétrachorodibenzo-para-dioxine (TCDD) appelée aussi « dioxine de Seveso ». Cette dioxine provient du processus de synthèse du 2,4,5-T (le 2,4-D lui n’en contient pas et reste encore utilisé comme désherbant sélectif actif contre les dicotylédones et inactif sur les graminées).
Les dioxines
Ces molécules sont très nombreuses mais elles ont en commun 2 atomes d’oxygène dans un cycle aromatique et des atomes de chlore.
Ce sont toutes des sous-produits de la combustion en présence de chlore – incinérateurs de déchets ménagers, médicaux…, pétrochimie, carbochimie, feux de forêt, blanchiment au chlore des pâtes à papiers, fabrication des herbicides et pesticides. De gros efforts ont été réalisés pour éviter les rejets industriels de dioxine. N’ayant aucun rôle dans l’industrie, elles ne sont jamais synthétisées volontairement.
En revanche ces molécules sont très toxiques :
Elles agissent en se liant à un facteur de transcription intracellulaire, le récepteur d’aryl d’hydrocarbone (AhR) ce qui déclenche la production d’enzymes chargées de décomposer les produits toxiques mais, dans ce cas précis, les sous-produits générés sont plus toxiques que les molécules originales.
Elles présentent aussi des effets immunotoxiques.
Ce sont des perturbateurs endocriniens.
Elles agissent aussi sur l’appareil reproducteur (action antiprogestative) et peuvent rendre les femmes stériles.
Elles peuvent aussi provoquer des anomalies de la spermatogénèse, une altération des hormones thyroïdiennes, une augmentation de la résistance à l’insuline avec risque possible de diabète.
Le Centre international de Recherche sur le Cancer (CIRC), agence de l’OMS, a évalué la TCDD (la dioxine la plus fréquente) en 1997 et 2012. Sur la base des données épidémiologiques chez l’homme et des informations sur l’animal, le CIRC l’a classée dans les « cancérogènes pour l’homme ». En revanche, elle n’altère pas le patrimoine génétique et, en deçà d’un certain niveau d’exposition, le risque cancérogène serait négligeable. Ce qui n’est évidemment pas le cas des personnes exposées au Vietnam
Les dioxines sont des molécules très stables qui restent dans l’environnement. On les retrouve dans le sol, les aliments et surtout dans les graisses animales, contaminant ainsi toute la chaine alimentaire. Encore à l’heure actuelle, 40 ans après la guerre, la dioxine contamine encore les sols des régions touchées. Les mères contaminent leur bébé via le cordon ombilical et l’allaitement. Il est tout à fait probable que d’autres générations futures soient encore touchées.
La dioxine de l’agent orange et le Vietnam
Plus de 20% de la superficie du sud du pays a été touchée soit 400 000 hectares de terrain agricole. La végétation meurt et laisse les populations sans moyens de subsistance. Ces opérations militaires sont souvent qualifiées de « plus grande guerre écologique de l’histoire de l’humanité ».
On estime que les récoltes détruites par les épandages auraient pu nourrir 245 000 personnes pendant une année.
En 1980 une commission officielle a été créée à Hô Chi Minh-Ville pour étudier les conséquences des épandages : cancers du poumon et de la prostate, maladies de peau, maladies des systèmes nerveux, respiratoires et circulatoires, cécités, malformation des bras et des jambes à la naissance.
On voit encore à l’heure actuelle dans les rues des villages touchés, des gens mutilés, sans bras, sans jambe, aveugles…
Comme toute arme chimique, les responsables peuvent en devenir la cible. C’est ce qui est arrivé à l’amiral Elmo Zumwal qui avait donné l’ordre aux forces navales américaines d’utiliser l’agent orange à grande échelle qui a lui-même constaté les dégâts occasionnés aux soldats américains et à sa propre famille : son fils est mort très jeune d’un cancer juste après avoir eu un enfant né avec des graves déficiences physiques et mentales.
Les anciens combattants américains atteints ont porté plainte contre les industriels producteurs et ils ont, pour 40 000 d’entre eux, reçu des indemnisations après une transaction à l’amiable, à la veille du procès (1984). D’autres procès entre 1987 et 2013 ont permis d’indemniser des anciens combattants australiens et coréens. Mais autant dire qu’aucune des centaines de milliers de victimes Vietnamiennes n’ont été indemnisées.
La victime Tran To Nga à l’origine d’un procès en France
Cette franco-vietnamienne victime de l’agent orange (elle souffre d’un diabète du type 2, de la tuberculose et d’un cancer) se bat depuis des années pour que justice soit faite. Elle est à l’origine d’un procès au civil contre 14 sociétés productrices du produit orange dont Monsanto (racheté par Bayer) ou encore Dow Chemical, Thompson, Diamond, Hercules, Uniroyal…
Ceci ressemble bien au combat de David contre Goliath !
Les effets de l’intoxication se font encore ressentir aujourd’hui, sur la 4ème génération : on estime à 100 000 enfants atteints d’anomalies congénitales sérieuses. Le but du procès est de faire reconnaître la responsabilité de ces firmes chimiques dans l’atteinte à la vie des personnes et de l’environnement. Un véritable espoir pour ceux qui restent aujourd’hui sans réponse face à l’impunité des firmes qui vendent ces produits (Marie Toussaint juriste en droit). La reconnaissance des victimes vietnamiennes si elle a lieu, créera un précédent juridique si la responsabilité des multinationales est établie.
En 2004 l’association vietnamienne des victimes de l’agent orange/dioxine, s’appuyant sur le protocole de Genève de 1925 a perdu son procès, le juge ayant considéré qu’un herbicide n’était pas un poison au regard du droit international.
La notion d’« écocide »
Ce procès met aussi sur le devant de la scène la notion d’écocide.
Le terme « écocide » a été utilisé pour la première fois en 1970 par le biologiste Arthur W. Galston, justement à propos de l’agent orange utilisé par l’armée américaine au Vietnam.
Selon le Larousse, l’écocide est une « grave atteinte portée à l’environnement, entraînant des dommages majeurs à un ou plusieurs écosystèmes, et pouvant aboutir à leur destruction ».
L’idée est de criminaliser les atteintes les plus graves à l’environnement. Les auteurs, en particulier les entreprises, s’exposeraient alors à des peines de prison, à des amendes et à l’obligation de réparation.
En France le débat actuel se concentre notamment sur la qualification de l’infraction pénale commise : un « délit d’écocide » relevant du tribunal correctionnel qui a la faveur du gouvernement ou un « crime d’écocide » relevant de la cour d’assises prônée par les citoyens de la convention pour le climat ?
Le débat n’est pas encore tranché.
Pourquoi ce procès ne serait-il pas celui du premier écocide de l’histoire ?
La décision sera rendue le 10 mai 2021.
Bibliographie
Quelques lectures supplémentaires utiles
Les produits phytopharmaceutiques
La protection des agriculteurs
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Photo de Ian Slater provenant de Pexels